Abdellatif Maâzouz pour rééquilibrage de l'ALE Maroc-Turquie



Sollicité par Médias24, Abdellatif Maâzouz, par ailleurs président de l'Alliance des économistes istiqlaliens, affirme qu’il est important de revoir le contenu de cet ALE sous peine d’aggravation des échanges commerciaux bilatéraux.



Un accord sans aucune complémentarité industrielle

"Il faut d’abord rappeler que cet ALE est similaire à ceux signés avec d’autres pays ou entités comme l’Union Européenne, les USA, la Tunisie, l’Egypte… Aujourd’hui, le problème est que l’objectif initial de complémentarité industrielle n’a pas été atteint.

"Ainsi, sachant que la Turquie est un producteur d’intrants pour l’industrie marocaine notamment du textile, ce dernier secteur aurait dû être le principal bénéficiaire de l’accord mais en réalité, il est devenu depuis son entrée en vigueur en 2006, sa principale victime.

"En effet, au final, ce n’est pas de la matière première textile qui est achetée à la Turquie mais plutôt de grosses quantités de produits finis comme l’habillement ou la bonneterie, sans compter des produits alimentaires, de l’acier, des matériaux de construction ...", affirme Maâzouz qui tient à expliquer comment le Maroc a pu en arriver là.

"Si nous sommes inondés de produits turcs, c’est d’abord, qu’on le veuille ou non, parce que l’industrie de ce pays est beaucoup plus puissante que la notre qui est émergente.

Les produits marocains bloqués aux douanes turques

"De plus, le Maroc respecte à la lettre ses engagements vis-à-vis de l’ALE alors que ce n’est pas toujours le cas de la Turquie.

"Ainsi, quand les produits marocains sont exportés, ils sont souvent bloqués aux frontières turques alors que les leurs passent sans aucun problème aux nôtres. 

"Concrètement, les importations turques passent moins d’une journée à notre contrôle douanier alors que nos exportations peuvent rester bloquées jusqu’à 3 mois pour dégoûter nos opérateurs.

"Il y a donc un problème d’application des règles de base ce qui au final favorise un seul des deux partenaires censés pourtant être à pied d’égalité. Les Turcs font tellement traîner les choses que certaines entreprises marocaines de vêtements préfèrent jeter l’éponge.

Apparition de normes turques absentes de l’ALE

Le deuxième frein à l’application des règles est que nos partenaires ont mis en place une série de normes post-ALE pour protéger leurs propres produits de la concurrence marocaine. A partir de là, on n’est plus dans un échange franc mais dans un libre-échange hypocrite.

Ainsi, pour être en mesure de leur exporter un stylo, par exemple, les Turcs vont demander le respect de certaines règles qui sont en fait des barrières déguisées non tarifaires.

"Le Maroc a commencé à établir également ses propres normes mais normalement, ces règles sont établies pour protéger les consommateurs et non pas pour protéger une industrie.

"Le troisième frein à l’application des règles est l’apparition d’une contrebande turque.

Des faux produits turcs vendus au Maroc

"Il y a de plus en plus de produits soi-disant turcs qui sont vendus au Maroc alors qu’ils ne sont pas réellement produits en Turquie. Ces produits originaires de Chine ont un emballage turc, avec un faux certificat d’origine, comme s’ils y étaient produits.

"Pour remédier à cet accord qui ne profite pas au Maroc, il faut donc commencer par respecter les règles de base comme la notion d’origine qui sous sa forme actuelle est, selon moi, une véritable atteinte à la souveraineté de notre pays.

"En effet, changer l’origine du produit et prétendre qu’il est turc avec un faux certificat est une pratique qui discrédite complètement l’accord et doit par conséquent être sévèrement sanctionnée.

A peine 2 vraies renégociations en 14 ans

"En outre, il y a un élément fondamental de l’ALE, longtemps ignoré, qui doit être pris en considération pour rééquilibrer les choses. En effet, cet accord prévoit des clauses de rendez-vous qui permettent justement de faire le point tous les deux ans.

"Malheureusement, ces rencontres ne se sont pas faites de manière régulière car nos amis turcs ont tout fait pour retarder ces échéances.

"Depuis 2006, il n’y a eu que 5 réunions de renégociations mais en réalité, il n’y en a eu que 2 de franches où on a vraiment exposé les problèmes (2009 et 2020).

"Sachant que laisser passer le temps joue de plus en plus contre nos intérêts commerciaux, la priorité, selon moi, est d’arrêter le plus vite possible, une liste négative de produits turques qui doivent être exclus de l’accord.

La solution, exclure de l’ALE certains produits turcs

"Les produits de bonneterie, de l’habillement, de la biscuiterie, des matériaux de construction …doivent être exclus de l’ALE pour être soumis au régime douanier normal.

"Il faudra donc se mettre d’accord avec nos partenaires en leur disant que le Maroc a une forte sensibilité sur certains produits turcs vendus au Maroc. En effet, le but ne doit pas être de ruiner l’industrie naissante d’un des deux partenaires à savoir le Maroc.

"Cette solution qui peut devenir opérationnelle très rapidement permettra de se donner du temps pour réfléchir et arrêter les dégâts actuels en réduisant le déficit commercial", préconise Maazouz qui pense que la liste négative est un très bon début.

"Au final, il faut changer les règles rigoureuses mises en place par notre partenaire, se mettre d’accord sur des délais acceptables de passage en douane (1 semaine de part et d’autre) en excluant les normes turques et enfin une liste négative", résume l’ancien ministre.

Résorber le déficit par des investissements turcs au Maroc

Questionné sur le temps qu’il faudra pour équilibrer les échanges commerciaux entre les deux pays, Maâzouz préfère ne pas se prononcer en affirmant que ses recommandations ne sont que des mesures palliatives en attendant que le Maroc développe une industrie capable de concurrencer celle de la Turquie.

"En termes de contenu, l’ALE conclu avec la Turquie est presque identique à celui avec l’Union Européenne mais la différence est que les Européens investissent en masse au Maroc, ce que ne font absolument pas nos partenaires turcs.

"Si notre balance commerciale est quasi-excédentaire avec la France, c’est parce que ce pays investit beaucoup au Maroc.

"Si les Turcs font de même, le déficit commercial pourra se résorber mais pour l’instant, ce partenaire se contente d’ouvrir quelques franchises qui ne sont pas des investissements vraiment productifs.

"Hormis quelques emplois créés, ces franchises tuent le petit commerce marocain", conclut Maazouz qui ajoute que pour inverser la tendance actuelle, il faut de vrais investissements turcs au Maroc comme, par exemple, produire sur place de la matière première pour le secteur textile ou des intrants pour le secteur automobile.